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Nocturne
Il fait nuit.
Le voleur, éternel représentant de l’humanité, reprend son poste de guet au coin de la rue.
La prostituée, voyante et sybille, la première-née de Dieu, avive ses lèvres d’une teinte de rouge avant de descendre à la recherche de son repas.
Les cafés, les théâtres, les cinémas, avec leurs milliers de milliers de lumières commencent à marcher à la conquête de cet univers amorphe : l’ennui.
Dans les hôpitaux un vague mal-à-l’aise aiguillonne les corps des patients et les pensées, comme de noirs parasols, s’ouvrent en leurs cerveaux.
Dans des vêtements de soirée impeccables, les millionnaires — ces yoghis de la chair, parcourent de long en large els mille allées des jardins des établissements de luxe à la recherche de leurs ondulants Nirvanas.
Un poète, qui redoute davantage son propriétaire que le Très Haut, allume sa lampe sans abat-jour et commence une ode merveilleuse à la gloire du Renoir des Cieux.
Un mendiant, des yeux duquel la Faim a châtré le courage, demande qu’elle lui paie un café à une riche madame que son courage héroïque a mis pour toujours à l’abri des atteintes de la Faim.
La lune, momifiée dans un éternel sommeil — coprolithe gelé de la terre, — gravit, à l’Orient, les échelons de l’Espace, tel un reptile.
Il fait nuit, et le Cela, le « Ce qui est » aux yeux multiples et auxquels n’échappe rien, s’éveille de sa sieste subtile pour tenir sous sa surveillance le sous-monde des humains.
Benjamin DeCasseres
L’En-Dehors n° 331-332, Juin-Juillet 1939